samedi 12 juin 2021

Aiguille Verte, couloir Couturier

 « Et au plus eslevé throne du monde, si ne sommes assis, que sus nostre cul »
Michel de Montaigne, Les Essais

Souvent, on entend la même chose à propos de la Verte. « Aucune voie pour en atteindre la cime n'est facile ; [...] À la Verte, on devient montagnard », selon les mots célèbres de Gaston Rébuffat. Pour autant, peut-on considérer aujourd'hui que gravir l'aiguille Verte par les couloirs Whymper ou Couturier correctement enneigés, avec un piolet dans chaque main, est difficile ? Je ne le crois pas. Déjà en 1973, dans ses 100 plus belles courses du massif du Mont-Blanc, Rébuffat écrivait : « On pourrait presque dire que pour aller au Couturier, il suffit de savoir bien cramponner, toutefois il ne faut y aller, bien sûr, que lorsque la neige est en bonnes conditions. » Ceci dit, descendre de cette montagne raide de tous côtés, en crampons, en rappel, à ski, en snowboard ou en parapente, n'est pas une partie de campagne même pour un alpiniste « chevronné », comme le répètent niaisement les médias parisiens. (A-t-on jamais vu Jean-Marc Boivin, Jean-Christophe Lafaille et Christophe Profit arborer le moindre chevron ?)

En rouge, le couloir Couturier skié le 12 juin 2021 avec un crochet en rive gauche pour éviter un rappel dans l'étranglement en glace. En bleu, le passage direct emprunté à la montée.

Colossale pyramide glaciaire, la Verte règne sur la vallée de Chamonix. Le mont Blanc, bosse énorme et débonnaire côté français, ne peut prétendre au trône. Idem pour les Drus ; cette formidable flèche de protogyne ne dépasse pas les 4000 mètres et m'a toujours paru comme un bastion rocheux de l'aiguille Verte. Oui, la Verte, la montagne des montagnes de France. J'ai pour la première fois envisagé son ascension en 2008, à la fin de mes études. Je me trouvais à Shanghai avec mon école de journalisme et j'évitais autant que possible les excès de boisson et autres substances moins licites disponibles dans les clubs pour expatriés occidentaux. Pas si simple de se limiter dans une mégapole foisonnante où tout coûtait dix fois moins cher qu'en France. Je courais le soir sous la pluie fine et noire de pollution dans le campus de l'université Tongji, je montais des escaliers sur la pointe des pieds pour entraîner mes mollets avec une obsession : le sommet de la Verte.

De retour en France début juin, je disposais de trois semaines avant d'honorer un contrat de travail estival au Midi Libre, dans la ville déjantée de Sète. Après une course d'acclimatation dans les Écrins, à la Calotte des Agneaux que je considère comme la Verte de l'Oisans, je suis passé à l'action. Au Club alpin français d'Annecy, deux types grisonnants à qui j'ai loué piolets et crampons m'ont expliqué, l'air goguenard, que tout seul je n'irai pas au-delà de la rimaye. Descendant du train à crémaillère du Montenvers, j'ai remonté tranquillement la Mer de Glace et les échelles des Égralets, portant deux cordes de 50 mètres en prévision des rappels. Au refuge du Couvercle, j'ai rencontré deux Alsaciens partant pour le même objectif. Nous nous sommes mis d'accord pour partager les cordes : j'allais grimper seul le couloir Whymper et descendre avec eux en rappel. Tout le dortoir des prétendants à la Verte s'est mis en branle vers minuit. Je ne me souviens que de deux moments de cette ascension sans histoire : passant la rimaye dans le noir, j'ai pris soin de ne pas éclairer de ma frontale la crevasse béante à gauche et à droite du pont de neige, de peur d'avoir peur ; en arrivant au sommet à l'aube, j'ai vu la nuit déguerpir sur les flancs gigantesques du mont Blanc et l'ombre pyramidale de la Verte projetée sur la vallée de Chamonix. 

Le 22 juin 2008, à 6h11, au sommet de la Verte dont l'ombre est projetée sur la vallée de Chamonix.

Sur la cime, pas de débordement de joie. J'attendais la cordée alsacienne, inquiet de ne pas la voir déboucher au col de la Grande Rocheuse. « S'ils ont fait demi-tour, comment je vais descendre avec une seule corde de 50 mètres ? », ressassais-je intérieurement. Trois quarts d'heure à patienter avant que mes camarades me rejoignent à 4122 mètres. Dans la descente, nous avons tiré 17 rappels  dont deux coincés, il a fallu remonter... Au pied du couloir, en milieu de matinée, des cailloux fusaient sur la neige surchauffée. Nous sommes parvenus sur le glacier de Talèfre sans dommage après deux heures et demie de manipulations de cordes, peu ou prou le temps qu'il m'avait fallu pour grimper le Whymper. Ma première Verte ne tenait pas de l'exploit, mais je ne l'échangerais pas contre une ascension de l'Everest à $100 000, remontant parmi la foule des kilomètres de cordes fixes au Jumar, avec un guide Sherpa à disposition pour remplacer mes bouteilles d'oxygène et ajuster le débit du régulateur.

J'ai eu le privilège de skier quelques-unes des plus belles pentes du massif du Mont-Blanc entre 2010 et 2015, puis je suis parti à Paris. Un choix professionnel. Ma chance de descendre la Verte à ski était passée. Un grand regret. Le ou la Covid-19 a surgi. Mon employeur m'a dit de ne plus me rendre au bureau. Retour à Annecy ; j'ai rechaussé les skis de randonnée dans les Bauges et les Aravis. Je me suis promis de tenter de skier la Verte si je retrouvais mon meilleur niveau. En mars, un camarade sur Instagram m'a appris que le couloir Whymper avait été skié partiellement (avec des rappels) dans de mauvaises conditions. Sans intérêt, de toute façon je n'étais pas prêt.

Refuge d'Argentière.
Bassin d'Argentière.

Le déluge du printemps et le risque d'avalanche – 16 morts en mai 2021 dans les Alpes françaises – ne m'ont pas permis de m'entraîner comme je l'aurais voulu en haute montagne. Les partenaires que je sollicite début juin ont rangé les skis ; tout seul mes chances de succès sont minces. Pas trouvé d'infos sur les conditions de neige du couloir Couturier mais j'ai une promesse à honorer. Le 11 juin, chargé comme un conquistador, je remonte en baskets la Pierre à Ric, piste déneigée du domaine des Grands Montets. Parvenant sur le glacier d'Argentière, je vois deux traces de ski fraîches du matin dans le Couturier. La pente inférieure apparaît ravinée mais, de l'étranglement jusqu'au sommet, la ligne semble bien enneigée. Au refuge non gardé, le dortoir est plein. Un alpiniste allemand me prête un tapis de sol pour m'allonger dans la cuisine ;  il fait partie des trois cordées qui partent cette nuit pour le Couturier.
Les alpinistes quittent le refuge entre minuit et demi et une heure. Je suis leurs traces à la frontale 20 minutes après, jusqu'à la rimaye du Couturier. Il y a un grand pas au-dessus du vide à faire avant de se hisser en piolet-traction dans une goulotte d'avalanche surplombant la crevasse. Ça me paraît trop risqué en solo, je redescends une trentaine de mètres et emprunte un passage plus facile sur ma droite. Je rattrape les cordées qui tirent une longueur dans le ressaut de l'étranglement ; à partir d'ici les alpinistes vont suivre la rive droite du couloir pour trouver de la glace et brocher de temps à autre. En rive gauche, je grimpe rapidement le ressaut de 15-20 mètres en glace transparente, au-dessus duquel je perce deux trous avec ma broche pour y passer une cordelette (Abalakov, le nom de l'inventeur soviétique) en prévision d'un rappel à la descente. La suite de l'ascension est monotone sur la neige béton : le « tchac-tchac » de mes piolets ; un pied sur les pointes avant, l'autre en travers, rude besogne avec des chaussures de ski. La sortie sur la calotte, au lever du jour, soulage mollets et tendons.

Derniers efforts sur la calotte.
Ci-dessous, panorama à 360° au sommet de la Verte, à 4122 mètres.

Repos au sommet, j'attends une petite heure que le léger voile nuageux s'en aille. C'est parti sur les skis à 9h30. La calotte est restée ferme sous la bise constante. Je navigue entre des plaques de glace, intimidé de skier seul sur une telle montagne. Je prends l'entrée haute du Couturier, la neige dure qui m'avait tant éreintée durant l'ascension s'est transformée en un formidable tapis de printemps. Glisse exceptionnelle sur 600 mètres, pas de « virages sautés », du freeride dans la face nord-est de la Verte !

Descente à ski du couloir Couturier sur une superbe neige de printemps.

Grisé par les courbes onctueuses, je n'ai pas envie de rappeler le ressaut et vire à gauche dans l'itinéraire de contournement (« Les Z » ouvert par Seb Montaz et Vivian Bruchez en 2013). La traversée est plus simple que je ne l'imaginais. Ça se gâte dans la pente inférieure, en neige molle striée de petites ravines. Je skie vite, trop vite, pour retrouver l'axe du couloir et l'une de mes spatules percute une rigole moins ramollie que les autres. Bien fléchi, les épaules dirigées vers la pente, j'absorbe le choc sans déséquilibre mais ma talonnière s'est déclenchée. Je rechausse sans savoir qu'il y a de la casse ; tout en bas en tournant au-dessus de la rimaye je sens que le talon de mon ski a touché la pente. La talonnière s'est à nouveau déclenchée, sans raison. La vis de la plaquette de réglage est sortie de son logement : réparation impossible dans l'immédiat.

La rimaye est haute comme un chalet dans l'axe du couloir, ma corde trop courte, la neige surchauffée, pas question de passer ici. En piolets-crampons, je traverse jusqu'au bout de la rive droite dans l'ombre où la neige, restée ferme, me permet de désescalader sans difficulté. Je descends dans la soupe comme je peux (en conversions et chasse-neige) avec mon talon libre jusqu'au plat du glacier d'Argentière et glisse sans effort vers Lognan. Épuisé, « heureux qui comme Ulysse... », je m'affale au bord de la piste poussiéreuse. Quelque chose a changé. J'ai skié la Verte, le Couturier.

vendredi 28 mai 2021

La Calotte des Agneaux

« Jeunesse ! Jeunesse que tout cela ! »
Joseph Conrad, Jeunesse

Été 1994. Un été de Coupe du Monde. Les Bleus n'y étaient pas. Peu importe, Roberto Baggio, Hristo Stoichkov et Romario exprimaient le meilleur de leur art sur les pelouses américaines. Je m'en souviens, j'avais 12 ans. Les grandes vacances dans le Briançonnais au ciel bleu polarisé. Je suivais mon père en montagne. Un jour que nous montions en refuge, tout près de la petite cabane pastorale du col d'Arsine, je trébuchai. Le poids de mon sac à dos, le poids de mes crampons, de mon piolet que j'étais si fier de porter, ne me laissai aucune chance. Je m'étalai, la tête dans le sentier, le front percutant une pierre arrondie. Mon cousin me releva et dit « aïe ! là, c'est du sérieux ! », ou quelque chose comme ça. Mon visage en sang. Un trou au-dessus de l'arcade sourcilière droite. Sonné mais pas KO. Mon père déroula l'Elastoplast, me pansa du mieux qu'il put et me délesta de mon matériel d'alpinisme.
Pas de téléphone portable à l'époque. Décision fut prise de continuer jusqu'au refuge de l'Alpe de Villar-d'Arène, à moins d'une heure de marche. En chemin, nous rencontrâmes une cordée d'alpinistes qui descendait de la Calotte des Agneaux, la superbe pyramide blanche qui règne sur le vallon. On leur montra ma blessure. « Il faut quelques points de suture, dit le plus âgé. C'est à toi de voir, si tu ne te fais pas recoudre maintenant, tu auras une belle cicatrice. » Et l'alpiniste tourna la tête pour me montrer une balafre sur sa joue. Nous arrivâmes en plein déjeuner sur la terrasse ensoleillée du refuge de l'Alpe. Je me souviens des visages horrifiés, des moues écœurées des randonneurs apercevant mon front ouvert et sanglant. Un jeune pompier, qui se trouvait là, m'appliqua un pansement spécial pour recoller les deux lèvres de la plaie. Nous poursuivîmes jusqu'au refuge du Pavé. Le soir, fébrile, je me couchai sans rien avaler. Requinqué au réveil, je suivis sans peine mon père et mon cousin sur le beau rocher du pic nord des Cavales. Je fus recousu un jour plus tard à Briançon. Une radio du crâne confirma que j'avais la tête dure.
En direction du col d'Arsine. La Calotte des Agneaux, 3634 mètres, règne sur le vallon.
Couchant.
Aube.
Vingt-sept années ont passé. Je ferme la porte du refuge d'hiver de l'Alpe du Villar-d'Arène, où dort un jeune randonneur, peut-être le premier à faire le tour des Écrins cette année. Mésanges et bergeronnettes chantent leur impatience du jour. Je n'ai pas dormi. Peu entraîné, je doute de mes capacités physiques en haute montagne. La Calotte des Agneaux brille au loin comme un morceau de lune. J'attache skis et chaussures sur le sac ; la neige m'attend plus haut, vers 2300 mètres, en direction du col d'Arsine.

Il me faut trois heures pour gagner le pied du couloir Piaget, dont une perdue dans le dédale des moraines. Monter, descendre, remonter, redescendre, remonter. Jeune alpiniste, une quinzaine d'année auparavant, j'ai bivouaqué au bord du lac du Glacier d'Arsine avant de gravir la Calotte des Agneaux. Je ne reconnais pas le secteur ; le lac et les pierriers sont sous la neige ce 28 mai.

Le pic de Neige Cordier s'illumine vers 7 heures. Je cherche mon chemin sur les moraines du lac du Glacier d'Arsine. 

Ma petite forme se confirme dans le couloir Piaget où je reprends mon souffle tous les quinze pas sur la neige ferme. Je débouche exténué sur la Calotte, y découvre une belle neige froide et satinée. Pas un mètre de glace visible. Un Snickers englouti en deux bouchées et la sensation de vide dans l'estomac disparaît. Une raide traversée me mène en plein centre de la face : un mur de glace souvent, aujourd'hui un champ de poudre printanière. Je donne de la voix, m'encourage comme si j'étais spectateur de mon effort. « Allez ! La Calotte ! La Calotte à ski ! Allez Gui ! » Le gamin qui trébucha au pied de la montagne en 1994 et le jeune homme qui la gravit dans les années 2000 me passent la force et la volonté qui me manquaient jusqu'ici. Euphorie au sommet, à midi pile. Je suis seul sur la montagne. La Calotte est à moi !

Selfie au sommet de l'Agneau Blanc.
Départ à ski dans la face nord-est.

Départ à ski du sommet dans la face nord-est directe, préférée au couloir Piaget abîmé par les purges de printemps, versant nord-ouest. Une touchette au deuxième virage, entre les rochers, puis une grosse touche au troisième – qui aurait pu me valoir le record de la descente de la Calotte la plus rapide –, me rappellent à l'ordre. S'ensuit une descente de toute beauté, 400 mètres de poudre tassée à 45-50 degrés. Le glacier Supérieur d'Arsine commence à peine à décailler ; je trouve le couloir de sortie, couvert d'une fine croûte facile à skier. Les moraines déroulent une moquette haut de gamme. Des pas et des pas de patineur sur les névés roses qui fêtent mon retour dans l'Alpe par une symphonie de « woooooush ! ». J'aperçois la petite cabane pastorale du col d'Arsine, tout près du sentier où je m'étais littéralement « fendu la gueule ». Longtemps marque de fierté, ma cicatrice s'est effacée. Je ne sens plus d'irrégularité quand je passe le doigt au-dessus du sourcil droit. Vingt-sept années ont passé.

La face nord-est de l'Agneau Blanc.
La voie skiée ce 28 mai 2021.

vendredi 23 avril 2021

La Pointe Percée, sans foi ni loi

« Un roi sans divertissement est un homme plein de misères »
Blaise Pascal, Pensées

En application de l’article 4 du décret n°2020-1310 prescrivant les mesures nécessaires pour faire face à l’épidémie de Covid-19, je me rends vendredi 23 avril de l'an 2021 dans un lieu de culte situé en Haute-Savoie, mon département. Parvenu devant le fronton de la chapelle de la Duche, sise au Grand-Bornand entre deux télésièges au chômage, je découvre qu'aucun office n'y est célébré aujourd'hui. Ni dans les semaines à venir. Aïe ! Comment justifier cette consommation de gazole ? Si sainte Greta-aux-Tresses l'apprend, sûr qu’elle invoquera Odin dans un tweet pour me barrer l'accès au Valhalla. Dépité, je m'en retourne à ma Clio et remarque mes skis, mes chaussures Dynafit, mon sac à dos stockés sur les sièges rabattus ; vestiges d'une saison de rando interrompue par les restrictions gouvernementales. Y a même un piolet, une petite corde et un baudrier où pendent quatre vieux coinceurs de fabrication ukrainienne. Cette petite quincaillerie, pour quoi faire ? Mon regard remonte la massive face ouest de la Pointe Percée, toute bleue dans l’ombre matinale.

Une heure et demie d’approche à peaux de phoque. Je mets les skis en travers du sac et chausse les crampons. La pente inférieure est moche et croûtée. « Ça s’arrangera plus haut », me dis-je. Dans la pente médiane, quelques minutes plus tard : encore plus moche et plus croûtée. On dirait qu’un éleveur de la vallée y a monté son tracteur, je ne sais comment (un pari pour épater son épouse, ses collègues ?), et a tout labouré méticuleusement. Pas un mètre de neige propre. « Ça s’arrangera plus haut », me dis-je. Plus haut, c’est plus raide, la croûte cassante laisse place à une surface bétonnée. Sur les pointes avant, grattonnant le calcaire sous-jacent, les pas en traversée au-dessus d’une barre rocheuse me font regretter l’absence d’un deuxième piolet dans la main gauche. « Tout va bien, me dis-je. C’est la voie normale de la Pointe Percée que je grimpe l’été en short et baskets de trail. »

Ascension par la voie Chauchefoin, qui correspond peu ou prou à la voie normale estivale de la Pointe Percée.

dimanche 28 mars 2021

Le mur de Tardevant

 « Une fois qu'on y est, on y est bien. »
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit

La face nord-est de Tardevant, massif des Aravis. Première descente à ski : Daniel Chauchefoin et Pierre Tardivel le 17 avril 1982. Photo Jérémy Janody

Le nez dans la pente. Mes crampons dans la semoule cherchent des appuis francs. Sous mes pointes, 300 mètres de toboggan inclinés à 50-55 degrés plongent sur un abîme rocheux. L'ascension devient inconfortable, il est temps de sortir de cette face nord-est de Tardevant. « Courte mais monstre raide ! », disent les skieurs des Aravis  ou d'ailleurs   qui s'y sont essayés. Je ne les contredis pas. Je trouve un point faible dans la corniche, y enfourne les manches de mes deux piolets et me hisse sur le plat de l'arête sommitale.

vendredi 19 février 2021

Réalité alternative dans la face sud de la Dent du Géant

Vendredi 19 février 2021, 9 heures environ. Ligne 8, rame bondée. Suis coincé entre une dame de 150 kilos, smartphone à l'oreille, hurlant dans une langue inconnue et un chauve épais comme un cintre qui parle tout seul à son kit mains libres. Les sifflements du vieux métro couvrent à peine leurs aboiements. Richelieu-Drouot, Opéra, Madeleine, Concorde, Invalides. Là, je me faufile hors du wagon, dépasse une caravane de femmes voilées avec poussettes sur le quai, enjambe une marche sur deux dans l'escalier et attrape l'infâme ligne 13 où « un incident s'est produit, nous vous prions de nous excuser pour la gêne occasionnée », m'apprend la voix off. L'incident n'empêche pas la rame de filer vers le sud de Paris et de se vider à Montparnasse. L'actualité défile sur mon Samsung ; rien d'inhabituel. Un clandestin soudanais a égorgé le responsable du centre qui l'accueillait. Un type habitué des plateaux télés, qualifié « d'intellectuel de gauche », est accusé de viol par son beau-fils. 

À l'air libre, j'ignore un Roms aux pieds nus qui joue mal son rôle de réfugié syrien et un autochtone affalé sur le trottoir en quête de pièces pour s'acheter des tickets à gratter. Parvenu dans le luxueux siège social de mon employeur, le triple bip du portique de sécurité m'indique qu'il faut mettre à jour mon badge. Ceci fait, je monte dans l'ascenseur précédé d'une très belle brune au teint frais, lui dit « bonjour » et détourne immédiatement les yeux afin que mon regard ne soit pas assimilé à celui d'un redoutable homme blanc hétérosexuel. Cinquième étage. Une machine me sert un mauvais ristretto, je salue une collègue souriante dans le couloir menant à mon bureau surchauffé à 25 °C contre ma volonté (un technicien doit passer dans l'après-midi).

Noire et Blanche de Peuterey, mont Blanc de Courmayeur, mont Blanc.

mardi 16 février 2021

Pointe Percée, face ouest

Patrie du reblochon, du gypaète barbu réintroduit et de quelques-uns des skieurs-alpinistes les plus accomplis  Daniel Chauchefoin et Pierre Tardivel en tête , la chaîne des Aravis culmine à 2750 mètres du haut de la Pointe Percée. La tectonique des plaques et l'érosion ont voulu que cette montagne de calcaire présente la plus belle architecture du massif. Séduit autant que moi par la Pointe Percée, fortement enneigée en ce mois de février de l'ère covidienne, Ross Hewitt et Tom Grant ont choisi de quitter, une journée, leur chère vallée de Chamonix pour m'accompagner dans ma tentative à ski. 
J'ai tiré la langue pour suivre mes camarades, dont le métier de guide leur garantit une condition physique enviable. Parvenues à la croix sommitale au prix d'une dispersion excessive de mes forces durant la longue ascension depuis l'espace nordique du Grand-Bornand, mes spatules ont cheminé avec celles de Tom et Ross dans la face ouest où nous avons skié de la neige fraîche en quantité insuffisante pour couvrir quelques sections de croûte gelée et brunie par le sable du Sahara tombé du ciel au début du mois. Des conditions de glisse moyennes, mais un vœu exaucé. Nous avons skié la Pointe Percée.

Nous accédons au pied de la Pointe Percée après une longue approche.

mercredi 27 mai 2015

Mont Blanc, face ouest, voie Saudan

Nous avons choisi la voie ouverte par Sylvain Saudan en juin 1973 dans le versant ouest du mont Blanc, supposant que cette ligne nous permettrait de descendre l'intégralité de la face sans utiliser la corde ni gratter les rochers skis aux pieds. Bonne intuition. Mille mètres de pur ski de pente raide partant directement du Toit de l'Europe !
Plan large du parcours effectué dans le versant Miage du mont Blanc. Photo DR
En Europe, un passionné de ski sauvage trouvera difficilement défi plus intéressant que la face ouest du mont Blanc. Attiré par les proportions himalayennes de ce versant reculé du Géant franco-italien, j'avais gravi l'éperon de la Tournette en août 2009. Une voie presque oubliée, ouverte au XIXe siècle, peu difficile techniquement mais d'une certaine ampleur. Depuis cette ascension solitaire, je fantasmais une descente à ski gargantuesque au cœur de l'austère paroi érigée aux confins du Val d'Aoste et de la Haute-Savoie.